La réalisation de Sur le terrain
Joshua Frank et Alexandra Pereira-Edwards en conversation
Cet article paraît à l’occasion de la clôture de Sur le terrain, une série de films et d’expositions s’intéressant à la manière dont les architectes se positionnent face aux évolutions des frontières naturelles et disciplinaires. Son troisième et dernier chapitre, Avec la forêt, est présenté dans nos salles d’exposition principales jusqu’au 12 octobre 2025.
Dans la conversation qui suit, le réalisateur du film, Joshua Frank, échange avec Alexandra Pereira-Edwards, éditrice au CCA, sur sa pratique et sur la réalisation de la série. Les récits de Sur le terrain prennent forme à travers les strates narratives du cinéma comme format de recherche, et sont présentés aux côtés d’artefacts, de documents, d’échantillons et de fragments de sites, preuves d’un processus de réflexion en cours. Ces histoires sont autant d’extraits de voyages d’investigation et d’exploration dont l’acte conclusif – le résultat final – est encore à venir, à conceptualiser, toujours ouvert et en cours de construction.
- APE
- Pourriez-vous commencer par nous parler de votre travail et de la manière dont vous vous êtes impliqué dans ce projet?
- JF
- J’ai une formation de journaliste, et c’est en quelque sorte ce qui m’a conduit vers le cinéma documentaire. J’ai toujours été attiré par les histoires liées à la culture, et j’ai commencé par travailler dans de petites équipes spécialisées dans les documentaires d’actualités. J’ai longtemps travaillé en Chine et aux États-Unis. Certains de ces projets avaient un style très différent des films réalisés avec le CCA, mais il y avait toujours une constante : la responsabilité du reportage, la transmission d’informations, associés à la recherche d’une certaine esthétique cinématographique – et aussi une esthétique « sur le terrain », plus brute. En tant que producteur, réalisateur, directeur de la photographie et parfois même face à la caméra, on apprend rapidement à envisager l’ensemble des aspects de la réalisation d’un film. On comprend mieux ce que cela implique de demander aux personnes de participer et de partager leurs idées devant la caméra.
- APE
- En parlant d’esthétique « brute », vous faites sans doute référence à la série Sur le terrain, qui s’intéresse davantage au processus de création architecturale qu’au produit fini. J’aimerais en savoir plus : comment parvenez-vous à transmettre des idées encore nébuleuses ou pas complètement formées? Et, à quoi ressemble ce processus de recherche, depuis la proposition ou le tableau d’inspiration jusqu’à la réalisation complète d’une série de films?
- JF
- L’une des particularités de ce projet est qu’il ne s’agit pas d’un film personnel, mais d’une collaboration, d’une commande. Je ne suis ni architecte ni curateur, mais je collabore avec ces personnes. À un certain niveau, il s’agit donc de réfléchir ensemble à ce que nous espérons obtenir. Je fais de nombreuses recherches en amont et j’essaie aussi de m’inspirer de mes propres expériences de tournage pour imaginer ce que le film pourrait réellement devenir.
- JF
- Pour la série Sur le terrain, j’ai eu de la chance : le premier film, À travers l’île, se déroule en Chine. C’est un pays que je connais bien, ce qui me permet de saisir facilement les aspects intéressants et inattendus de la vie quotidienne. J’avais également réalisé un film plus journalistique [pour VICE] sur les cultures de café en Chine, une expérience qui m’a été précieuse pour le troisième film, Avec la forêt.
Les premières réflexions qui me viennent à l’esprit quand j’entends parler de ces sujets, qu’il s’agisse d’une île en Chine avec Xu Tiantian, d’une rénovation à Berlin avec bplus.xyz, ou d’une exploitation de café au Brésil avec Carla Juaçaba, sont les suivantes : quelles actions doivent apparaître dans le film, et à quoi ressemblent-elles? Comment ai-je envie de les traiter? Quelles choses spontanées et inattendues est-ce que j’espère saisir?
Ce dernier point devient particulièrement intéressant dans la réalisation de documentaires, où il s’agit d’être aussi créatif et ouvert que possible face aux événements imprévisibles qui rendent un film passionnant et singulier, tout en réfléchissant à la manière dont ils pourraient survenir et en restant prêt à les saisir lorsqu’ils se présentent. Dans Bâtir des lois, le film avec bplus.xyz, je voulais, par exemple, mettre en avant certains moments où l’on découvrait des façons non conventionnelles ou inventives d’interagir avec la ville, et les restituer de manière évocatrice, surprenante, voire amusante. Alors qu’on se promenait autour de l’aéroport de Tempelhof, on a remarqué une personne qui faisait de la planche à voile avec un longboard sur la piste. Je ne savais pas que ce véliplanchiste serait là ; mais en réfléchissant à ce que l’on espère rencontrer et en préparant les conditions nécessaires, on se donne souvent la possibilité d’avoir de la « chance ».
- APE
- Chacun des trois films a sa propre identité et soulève ses propres questions, mais ils forment néanmoins une série cohérente. Aviez-vous cette vision en tête en travaillant sur chaque film, ou vous êtes-vous plutôt concentré sur les histoires individuellement?
- JF
- Le sentiment de cohésion vient réellement de l’approche curatoriale, ou y répond, qui consistait à examiner les premières étapes du processus de recherche et de conceptualisation des architectes, plutôt que la construction et l’achèvement d’un bâtiment. La série s’est également affinée au fur et à mesure de son développement. À travers l’île, en tant que véritable première production, a sans doute été la plus chaotique, avec le plus grand nombre d’éléments variables. Mais cet aspect a fini par devenir partie intégrante du concept même du film.
Du film tourné en Chine, où l’île devient un personnage et où nous cherchons à comprendre et à refléter un lieu géographique délimité ainsi que sa population, nous passons au second, Bâtir des lois, qui s’étend au continent européen. Alors qu’À travers l’île minimise la présence de l’architecte dans le paysage, Bâtir des lois met en avant bplus.xyz, des architectes qui réalisent aussi des films. Cet aspect a permis de saisir immédiatement comment leur récit pouvait être raconté à travers notre film.
Un autre aspect important concernait le cadre conceptuel et esthétique à adopter. Avec À travers l’île, nous avons réfléchi à l’idée de cycles, et éventuellement à celle d’oublier la présence même de l’architecte. Cet aspect cyclique est intéressant, car, en tant que film, il permet de s’y plonger à tout moment et d’en saisir immédiatement l’atmosphère. Bâtir des lois adopte une approche quasiment opposée. Il suit une progression chronologique, conçu comme un film de campagne politique. Quant à Avec la forêt, plus méditatif, nous avons choisi de remplacer les moments décisifs par des séquences oniriques qui rythment le film sans lui imposer de climax narratif.
- JF
- Ces idées étaient très présentes avant le tournage. Les films coûtent cher à produire et mobilisent beaucoup de monde, tant dans la production que dans la post-production. Il faut donc définir les conditions et avoir une vision très claire de ce que l’on souhaite, tout en restant capable de s’adapter. En collaboration avec Francesco Garutti [curateur] et Irene Chin [assistante curatrice], nous avons réfléchi au moment pour intervenir, provoquer, questionner ou encourager les architectes. Il fallait nous assurer d’obtenir ce qui était nécessaire au film, en tenant compte du temps limité dont nous disposions. Cette négociation constante entre le reportage d’observation et la collaboration active, la discussion avec nos sujets, fait partie intégrante de la réalisation de documentaires expérimentaux, un aspect que je trouve particulièrement intéressant et gratifiant.
Les pratiques présentées dans chaque film étant très différentes, il était essentiel de définir l’atmosphère que nous souhaitions créer : une approche résolument observationnelle et relativement brute. Nous avons également cherché à éviter tout ce qui pouvait ressembler à un entretien, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de mise en scène pour susciter certaines conversations, mais il s’agit d’un choix esthétique très précis pour l’ensemble de la série. La manière dont nous avons réalisé les films reste ainsi cohérente. Il s’agissait clairement d’un processus de peaufinage de notre collaboration au sein de notre équipe et entre Francesco, Irene, Camille Lavallée-Prairie [directrice de production] et moi-même, jusqu’à parvenir progressivement à une forme de fluidité dans la manière d’atteindre nos objectifs.
- APE
- Un autre fil conducteur que je perçois dans ces trois films est leur intérêt pour l’écologie de la collaboration. Ils décentrent l’architecte en tant qu’individu ou entreprise unique pour porter leur attention sur toutes ces autres personnes impliquées dans la création architecturale. J’ai donc une double question : d’une part, comment procédez-vous pour saisir et traduire cette écologie des relations? Et d’autre part, comment cette approche se reflète-t-elle dans votre pratique de cinéaste, qui repose elle aussi sur une constellation de personnes œuvrant ensemble à la réalisation d’un projet?
- JF
- Cet écosystème plus large, qui permet à l’architecture de se développer, se manifeste de manière très différente dans chacun des trois films. Dans À travers l’île, chaque individu contribue simplement par sa présence et ses activités sur l’île. Dans Bâtir des lois, la collaboration s’étend à un large groupe d’architectes qui cherchent également à toucher une population plus vaste. Enfin, au Brésil, dans Avec la forêt, la relation entre les commanditaires et les architectes apparaît de façon beaucoup plus explicite.
Quand on pense à toutes les personnes qui participent à la réalisation d’un documentaire, c’est considérable.
Pour ce projet, c’était la première fois que je recevais une commande, ou un programme, impliquant une collaboration créative aussi continue avec des commissaires. En ce qui concerne l’équipe, trouver les bonnes personnes a aussi été une expérience très intéressante, car cette manière de faire des films reste assez inhabituelle. Il faut une réelle ouverture d’esprit pour collaborer à une telle série.
Nous avions une idée assez claire de ce que nous voulions, mais les règles du jeu évoluaient parfois, et il nous fallait renégocier ou redéfinir ce qui était vraiment préférable. Iris Ng, la directrice de la photographie avec laquelle nous avons travaillé sur Avec la forêt et Bâtir des lois, était, par exemple, très intéressée et investie dans ce processus de collaboration et de compréhension. Tout le monde ne travaille pas de cette manière, notamment les personnes issues du journalisme ou du documentaire conventionnel, où la responsabilité de partager fidèlement les histoires des gens est essentielle, mais où, en fin de compte, la construction du reportage peut rester relativement convenu. Le processus de Sur le terrain, lui, était bien plus collaboratif, ouvert et expérimental.
À mon avis, réaliser des documentaires demande de travailler avec des gens agréables. Des personnes intelligentes et curieuses, capables de travailler rapidement. On apprend toujours beaucoup en filmant avec les autres. Être filmé est une expérience fatigante, mais quand les personnes perçoivent que l’équipe fonctionne bien, qu’elle est efficace et n’est pas… pénible, elles le ressentent et l’apprécient. C’est d’ailleurs l’un des aspects qui rend la réalisation de documentaires plaisante : on gagne le respect des personnes que l’on filme. Dans ce projet en particulier, la réussite des films tenait à cette harmonie, entre notre manière de collaborer au sein de l’équipe et l’ouverture d’esprit de nos sujets, qui ont su faire confiance à notre vision.
À travers l’île
Directeurs de la photographie : Joshua Frank, Dragon Li
Montage : Yiwei Chen
Bâtir des lois
Directrice de la photographie : Iris Ng
Montage : Kayla Fragman
Avec la forêt
Directrice de la photographie : Iris Ng
Montage : Nora Tennessen
Texte traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.